22 – ŒIL-DE-BŒUF ET BEC-DE-GAZ

Hélène verrait-elle jamais s’ouvrir devant elle une ère de tranquillité dans son existence aventureuse ?

Il était permis à la jeune fille d’en douter, si toutefois cette pensée lui venait à l’esprit, car, les jours, les mois, les heures même, se succédaient, et la fille de Fantômas voyait toujours se dérouler autour d’elle les aventures les plus tragiques et les plus rares.

À présent, elle attendait chez celle qui avait été son ennemie, Delphine Fargeaux. Là, elle avait été surprise par l’assassinat du spahi. Et, au risque de se rendre suspecte, elle avait brusquement quitté Delphine Fargeaux.

— Elle va croire, s’était dit Hélène, puisque mon départ coïncide avec le meurtre de son frère, que j’y suis pour quelque chose.

Aussi, venue se cacher à Bayonne, évitait-elle autant que possible de se montrer dans la ville et de sortir de la petite chambre qu’elle avait louée meublée dans une pension bourgeoise, sous un nom d’emprunt, bien entendu.

Il ne semblait pas, cependant, que l’on voulût l’inquiéter. Mais au fur et à mesure que les heures passaient, les préoccupations et la perplexité d’Hélène augmentaient. Elle savait Juve dans la région. Puisque l’inspecteur de la Sûreté était là, Fandor ne devait pas être loin.

Hélène, ce soir-là, voyant venir le crépuscule, avait décidé de sortir de sa retraite, et d’aller prendre un peu l’air dans Bayonne. La jeune fille, très modestement vêtue, suivait donc, vers sept heures du soir, le trottoir d’une rue déserte qu’elle arpentait à allure moyenne, lorsqu’elle entendit derrière elle un bruit de pas précipités.

— Madame… Madame, je vous en prie, écoutez-moi.

Hélène se retourna, elle était en présence d’un homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux grisonnants, à la moustache très noire, au teint basané. C’était assurément un homme du monde, fort élégamment vêtu, il s’exprimait en termes courtois, avec un léger accent espagnol.

— Merci, Madame, fit-il, de vous être arrêtée, je suis bien audacieux de vous adresser ainsi la parole mais il me semble que nous nous connaissons. J’ai déjà eu l’honneur, j’en jurerais, de vous être présenté cet hiver, à Biarritz.

— Vous faites certainement erreur, Monsieur, je n’étais pas à Biarritz cet hiver. D’ailleurs, je n’y connais personne.

— Si ce n’est pas à Biarritz c’est ailleurs, Madame. Vous avez une délicieuse tournure, que l’on n’oublie pas lorsqu’il a été donné de la contempler une seule fois.

— Monsieur…

— Et d’ailleurs, tout cela importe peu. Si vous m’en croyez, Madame, vous m’autoriserez à vous accompagner, Bayonne n’est pas une ville bien agréable et je serais infiniment heureux si, vous consentiez à venir avec moi passer la soirée à Biarritz. Nous n’en sommes pas loin et j’aperçois un taxi-auto qui, très certainement, se ferait un plaisir de nous y conduire.

— Vous faites erreur, Monsieur, mais là, complètement.

— J’aurais été si heureux de vous inviter à dîner, de vous…

Brusquement, il tourna les talons, marmottant encore quelques vagues excuses. Hélène ne le suivait point des yeux, son attention, soudain, était attirée d’un autre côté. Et c’est ainsi qu’elle ne remarquait point l’attitude de l’Espagnol, dont le visage attristé un instant, redevenait tout joyeux, et qui murmurait en se frottant les mains :

— C’est bien elle, Son Altesse Royale ne va pas tarder à être satisfaite.

Hélène, cependant, regardait avec stupéfaction le nouveau personnage qui venait d’apparaître au carrefour d’une rue et qui s’avançait, dans sa direction. Il était bien loin de ressembler à l’Espagnol élégant, avec lequel elle s’entretenait quelques secondes auparavant. Tout au contraire, c’était un individu minable, de tournure équivoque et qui paraissait dépaysé dans la petite ville paisible et bourgeoise.

L’homme s’écriait :

— Ah, voilà qui n’est pas ordinaire. Et on a raison de dire qu’il y a que la Butte Montmartre et la Montagne Sainte-Geneviève pour ne jamais se rencontrer quand la terre tourne. Si jamais j’aurais cru que je te rencontrerais ici, la Guêpe. Quand même, ça fait plaisir de se revoir.

— Tout arrive, Bec-de-Gaz, et, comme tu dis, ça fait plaisir.

Hélène abandonna sa petite main délicate à la grosse poigne de l’apache qui n’en finissait plus d’exprimer sa surprise et sa satisfaction :

— Non, mais vrai, poursuivit-il, ce que je suis épaté, c’est rien de le dire. Et Œil-de-Bœuf, qu’est-ce qu’il va dire tout à l’heure, quand il va savoir que la Guêpe est ici ? Alors, s’écria Bec-de-Gaz, dont le visage exprimait un extrême contentement, c’est à cause de moi que tu as balancé tout à l’heure le rastaquouère bien nippé qui te faisait du boniment ?

— Je n’aime pas parler aux gens que je ne connais pas et l’attitude de ce monsieur me déplaisait.

— Écoute bien, la Guêpe, ce que je vais te dire : chaque fois que tu seras barbée par un type à la manque, t’as pas deux choses à faire, mais une seule : siffle dans tes doigts comme çà, et cinq minutes après, tu verras rappliquer les aminches, on sera toujours là pour te défendre.

Hélène éclata de rire à l’idée qu’elle pourrait, comme le disait Bec-de-Gaz, s’enfoncer quatre doigts dans la bouche, pour pousser un coup de sifflet.

Mais Bec-de-Gaz, passant à un autre ordre d’idées, rappela la présence d’Œil-de-Bœuf à la jeune fille.

— Allons le voir, il va être heureux comme tout de te rencontrer.

Hélène se méfiait d’aller dans les endroits où pouvaient être Œil-de-Bœuf et ses compagnons.

— Ne peut-il pas venir ici ?

— Non, fit mystérieusement Bec-de-Gaz, car il est en train de déjeuner.

— Il est sept heures du soir ?

— On s’en est bien aperçu. Même qu’on a trouvé le temps joliment long. Seulement, voilà ce qui s’est passé : figure-toi, la Guêpe, que ce matin, sur le coup de onze heures, on a eu tous les deux, comme ça, Œil-de-Bœuf et mézigue, l’idée de bien se taper la tête avec un bon bout. Pour lors, on est rentré dans une sorte de bistro, tout ce qu’il y a de là et on s’est envoyé des escargots, de la bouillabaisse, des trucs à l’oignon et des machins à l’ail. Et puis le gigot, avec des fayots autour, même qu’Œil-de-Bœuf en a versé une larme en disant que ça lui rappelait le ballon. Naturellement, il a fallu arroser toute cette bidoche, et on s’est envoyé cinq ou six chopines par le tournant de la gueule.

— Comme de juste. Et puis ?

— Seulement, poursuivit celui-ci, il a fallu après le café, le pousse-café, la rincette et la surrincette, le gloria  [4] et tout le tremblement, demander aux singes de nous faire voir la douloureuse. Ah, mince alors, la Guêpe. Tu parles d’une bobine que nous avons faite tous les deux, Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf. Il nous en avait collé pour une pièce de vingt-sept francs cinquante. Justement, on est fauché. On a fini tout de même par réunir une pièce de deux thunes et demi. Sans doute que ça faisait pas le compte. Œil-de-Bœuf tirait déjà des plans pour se débiner par la cuisine, pendant que moi j’aurais cavalé par la fenêtre, quand tout d’un coup il m’est venu une idée : « Bouge pas, vieux », que je dis à Œil-de-Bœuf, tu vas reluquer la combine.

— Quelle était-elle, la combine ?

— Écoute plutôt : il manquait du pèze, fallait en trouver. Comment c’est-y qu’on s’en procure ? Sans doute, il y a plusieurs manières, mais c’est dangereux de le barboter, tandis que lorsqu’on le gagne en turbinant, tout le monde vous respecte et vous salue. Je m’en vas turbiner, que j’dis à Œil-de-Bœuf, et pendant qu’y reste à siroter chez le bistro, moi j’cavale dans la rue. Y avait un bourgeois qui attendait, devant la porte, une voiture pour le mener à la gare, il avait sa malle sur le trottoir et paraissait aussi embarrassé avec qu’un cheval auquel on aurait fait cadeau d’une boîte de dominos. « Faites pas de bile, bourgeois, que j’lui dis, j’vas vous ramener une roulante. » Je cavale jusqu’à la station, je fais rappliquer un taxi, et pour ce travail, c’est une pièce de deux francs qui tombe dans la patte à Bec-de-Gaz. Pendant une heure encore, je gratte dans le patelin, je fais des trucs à la manque, n’importe quoi : j’ouvre les portières, je demande la charité aux vieilles dames, au bout d’une heure, j’avais quinze francs. Je rapplique dans le bistro. Ça y est que j’dis à Œil-de-Bœuf, on peut raquer la douloureuse et se débiner ensuite. Œil, prend la galette, fait le compte : c’est pas assez qu’il me dit. — Si donc, que j’lui réponds. — Non, qu’il me redit, car pendant qu’t’étais au turbin, moi j’ai recommencé à bouffer et à boire, et je m’en suis collé pour sept francs de rab. Qu’est-ce que tu voulais que je fasse, la Guêpe ? Je traite Œil-de-Bœuf de saloperie, et j'lui dis : Va-t-en turbiner à ton tour. Moi, je reste dans le bistro pour qu’on n’ait pas l’air de vouloir se trotter. Œil-de-Bœuf se débine ; quelques minutes après, y revenait avec dix francs. Comment qu’il avait gagné ça en si peu de temps ? Oh, c’était simple : il avait eu la veine de rencontrer deux godelureaux à la manque qui discutaient tout haut des courses. « Moi, disait le premier, je suis sûr que c’est Éclaireur qui gagne. — Jamais de la vie, répond l’autre, Favorita a toutes les chances. » Œil-de-Bœuf a une idée tout d’un coup. Il s’amène auprès des deux types : « Donnez-moi un louis qu’il leur dit à l’oreille, et je vous donne le gagnant. Je connais la combine, j’travaille chez l’entraîneur ». Naturellement, les deux poires marchent, à moitié cependant, ils donnent dix francs à Œil-de-Bœuf, qui leur dit au hasard : « Jouez sur Éclaireur tout ce que vous pourrez ». — Ah, fait le premier, je te l’avais bien dit ». Mais pendant ce temps-là Œil-de-Bœuf cavale et viens me retrouver. Seulement, moi, pour m’occuper, j’avais donné un baiser à la bouteille de fine, et…

— Et, naturellement, il manquait encore de l’argent.

— Comme tu dis. Seulement, le plus embêtant, c’est qu’après être reparti pour retrouver la galette, je trouve peau de balle et balai de crin. Et pendant ce temps-là, voilà déjà deux heures que ça dure, qu’est-ce que Œil-de-Bœuf doit être en train de passer à l’ardoise ?

— Conduis-moi là, dit-elle, j’ai de l’argent et je vous avancerai ce qui vous manque.

Quelques instants après, Hélène, suivie de Bec-de-Gaz entrait dans le petit restaurant, cependant qu’Œil-de-Bœuf, à moitié ivre, ne trouvait pas un mot pour saluer l’arrivée de la Guêpe.

— On va prendre un verre, dit-il, c’est gentil d’être venue jusqu’ici pour retrouver les aminches, car, tu parles que l’on se barbe dans ce sacré patelin.

***

Une heure après, Hélène et ses deux étranges amis faisaient honneur à un succulent repas. C’était Bec-de-Gaz qui avait suggéré qu’étant donnée l’heure, on pouvait parfaitement dîner au même endroit.

Si Hélène avait décidé de partager le repas de Bec-de-Gaz et d’Œil-de-Bœuf, c’est qu’elle voulait obtenir d’eux des renseignements. Les deux apaches ne demandaient d’ailleurs pas mieux que de causer.

C’est ainsi que la jeune fille apprit les circonstances dans lesquelles les services de la Sûreté, synthétisés par Juve, avaient découvert l’étrange disparition de Fleur-de-Rogue, et finalement identifié le cadavre.

Hélène se fit raconter de même que le Bedeau, depuis la mort de sa maîtresse, semblait complètement anéanti, abruti, qu’il faisait gaffe sur gaffe, et attirait chaque jour sur lui le courroux de Fantômas.

— Fantômas est-il donc par ici ?

— S’il est ici ? s’écria Bec-de-Gaz, et comment, plutôt deux fois qu’une !

L’apache raconta alors à Hélène comment Fantômas, une quinzaine de jours auparavant, avait, dans un bouge de la Glacière, retrouvé le Bedeau qui voulait se faire conduire en prison, et embauché l’amant de Fleur-de-Rogue dans une bande qui devait aller travailler aux environs de Bayonne et de Biarritz. On leur avait payé le voyage jusqu’à Bayonne où ils se trouvaient, et depuis lors, ils n’avaient plus eu de nouvelles de personne et ils commençaient à s’ennuyer, parce que l’argent reçu en avance était entièrement dépensé.

— Car, vous n’en n’aurez plus, avait dit Fantômas, débrouillez-vous comme vous l’entendrez pour assurer votre existence. Et je ne veux pas entendre parler de mauvais coups, je ne veux pas qu’on descende des pantes  [5]. Compris ?

— Je te demande un peu, la Guêpe, ce qui nous reste à faire ?

— Sûr, reprit Bec-de-Gaz, la matérielle n’est pas commode à gagner, dans ces conditions.

Œil-de-Bœuf reprenait :

— Surtout que Fantômas m’a l’air de ne pas y aller avec le dos de la cuillère, dans ce patelin-là, ça remue, ça grouille depuis qu’il est arrivé. De tous les côtés on entend parler que de vols, que de crimes.

Hélène pâlit. Bec-de-Gaz venait de raconter, non sans une certaine admiration pour le policier, comment Juve avait failli pincer le Bedeau dans un égout, et comment il avait empêché, par suite, Fantômas de se procurer les vingt-cinq mille francs dont il avait besoin.

— Comment sais-tu tout ça ? demanda Hélène.

— Par Bébé, expliqua l’apache.

— Ah çà, songea Hélène, ils sont donc tous là ? Qu’était devenu Fandor dans tout cela ?

Au début de leur entretien avec elle, Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf avaient laissé entendre qu’on croyait le journaliste parti de Paris puis, qu’il avait disparu à la suite du fameux accident de l’express de Bordeaux.

Mieux que personne, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz étaient renseignés sur cette affaire, mais ils n’avaient voulu fournir à Hélène aucun renseignement complémentaire. Ils connaissaient les sentiments de la jeune fille à l’égard du journaliste.

Hélène, toutefois, avait retenu ce fait de son long entretien avec les deux apaches : que Juve devait être retourné au château de Garros où il s’agissait pour lui d’enquêter avec le procureur de la République, sur la mort mystérieuse du spahi.

Et un désir irrésistible, une envie folle s’emparait de la jeune fille. Elle voulait à tout prix voir Juve, avoir par lui des nouvelles de Fandor. Elle était prête à risquer le tout pour le tout, oui, il fallait qu’elle retourne le plus vite possible au château de Garros.

Sa décision prise, Hélène n’hésita plus. Une demi-heure plus tard, elle quittait les apaches, regagnait son logement à Bayonne, mais pour n’y passer qu’un instant : elle allait partir pour le château de Garros, c’était décidé.